"Les influences de Régïs Boulard sont à chercher dans la musique de fanfare de son enfance, dans les tambours apaches des westerns, dans les Who (il y a du Keith Moon chez lui, qui lui n'a pas besoin de dynamite) et dans le jazz, qui l'a avalé comme la baleine Pinocchio. On entend tout ça dès que Régïs joue, et il fait partie du club très fermé de ceux qu'on reconnaît même à l'aveugle, au premier coup de baguette sur le tambour. Une manière de tendre les peaux, une manière de résonner, des effets de masse, des subtilités infinitésimales, une conscience apache toujours à l'affût, du tambour de fanfare (et un peu de guerre aussi, osons le dire), l'ombre permanente du jingle beethovenien de la BBC (qui hante son œuvre comme le leitmotiv qu'il est), et on commence à brosser les contours de son univers. Un univers qu'il déclinera de multiples façons, avec les Sons of The Desert, Chien Vert, avec Noël Akchoté, Trunks, Régis Huby, Olivier Mellano ou Arnaud Le Gouëfflec, et ici en solo, seul face à son instrument. Un disque de batterie, mais pas juste un disque de batterie, car la batterie de Régïs Boulard, c'est tout un monde, et une manière de faire le monde, d'en tracer une représentation - par ailleurs dessinateur, Régïs Boulard joue comme il dessine, en cartographe, remplissant l'espace avec précision, avec générosité, volubile et pourtant économe, avec un sens de l'épure qui est la marque des grands. Il était temps de lui consacrer un disque à l'os, dédié à l'art de taper sur le tambour, et d'en décliner l'écho de mille et une subtiles façons. Son grand œuvre, en quelque sorte."

Arnaud Le Gouëfflec

"About bridges

Que je vous dise... imaginez :
J'ai 5 ans, peut être 6, pas plus. C'est fête au village de mes grands parents. Alors il y a la fanfare, la clique. Je me suis posté à un endroit stratégique, je sais que ça va être terrible. Ce qu'on peut être intelligent à 5 ans, et ce qu'on peut mettre d'énergie à devenir bête ensuite... parce que à cet âge là je savais où m'installer pile poil à seule fin de multiplier le plaisir par 10.
Je suis dos au parvis de l'église, en face de la boulangerie Prodhomme. La fanfare va débouler sur ma droite, contournant l'église. Sur ce côté de l'église la rue est étroite, alors avec les bâtiments d'en face, ça fait tunnel ou presque, grosse réverbération. Et quand enfin elle tourne à 90° pour venir vers moi, le son devient net, le volume monte radicalement. Alors je les vois, 4 tambours, une grosse caisse, une paire de cymbales et 6 gus que j'envie à en trépigner. Le boucan implacable dans son discours me met en joie et me fout les jetons, saint mélange à mon goût. Suivent les autres musiciens, comme la sauce sur la viande.
Alors je trace à fond la caisse, je cours bien en avant. La fanfare refait un 90° à gauche, longe l'autre côté de l'église, là c'est plus large, et je me paie un travelling sonore de dingue. Le pied cosmique.
Et voilà le travail.
Après il y a eu les Indiens dans les westerns. Les génériques généreux de Lalo Schiffrin, généreux en caisses claires martiales autant qu'en swing ou groove implacables, le décalage mystérieux des cloches de l'église ci dessus, puis, vers 8-9 ans les premiers disques qui allaient enfoncer le clou.
Mais l'affaire étaient déjà claire pour moi.
Vous avez aussi, en filigrane, le pourquoi de mon fond de temps : quand les cuivres déboulent, la rythmique se retrouve de fait un tantinet décalée sur ma gauche, si vous me suivez. Le son se déplace vite, mais voilà, la quinzaine de mètres, peut être, entre le premier rang de tambours et le dernier de clairons, ça suffisait dans mon crâne de moineau à créer cet espace ténu et immense qui faisait et fait que ça sonne LAAAARGE... et ça fait que ça swingue, quoi. Vive le boucan bancal.
Cet album, c'est toute ma vie à rechercher et à entretenir cette sensation, et à essayer de la refiler à d'autres, puisqu'elle me rend si heureux... Depuis bientôt 50 ans que ça ne veut pas partir, il doit bien y avoir une raison. Et allez savoir, c'est peut-être une chouette raison.
C'est mon amour de cet instrument qu'on entend tellement, et qu'on écoute si peu.
C'est la musique, avant et après la musique.
Je crois que c'est ce que j'ai de plus intime.
Laissez vous faire le temps de. Si vous voulez bien, laissez vous faire, écoutez fort, rappelez vous... Après vous verrez par vous-même. Rien de grave ici, pas d'enjeu, juste à vouloir garder le sourire et rester vivant.

Nous avons fait cet album à deux. Nicolas Sacco m'a offert d'enregistrer cette musique, et m'a offert son talent et son savoir-faire pour que tout ça sonne comme j'en rêvais, et voilà, c'est ce qui est arrivé. C'est la première fois que j'enregistrais avec cette batterie, une Premier de 1978. C'est la première fois que Nicolas enregistrait, montait et mixait de la musique faite de toutes ces façons fort différentes, et sans doute peu orthodoxes à l'occasion. Non pas que pratiquer la sortie de route me soit indispensable, mais parfois, nous avons choisi des méthodes un peu burlesques, histoire de voir ce qu'il y a après le virage... Et tout s'est passé comme dans un rêve. Sauf qu'on rigole beaucoup moins, dans les rêves. Chaleur humaine, chaleur pas chère, là aussi."

Régïs Boulard